Cette nouvelle a été écrite lors d’un atelier, en 2017. La consigne invitait à créer et à faire évoluer trois personnages.
Cachés derrière les sacs de voyage qui ne sortaient plus du placard, l’enfant a trouvé les cahiers à spirale de son père. Ils trônaient sur le bureau paternel. L’écriture fine traçait à l’encre noir des arabesques magiques sur le papier blanc. Pour le petit garçon qui ne savait encore lire c’était tout simplement beau. Il ne les avait pas revus depuis le grand jour. Instinctivement, il sait que sa découverte doit rester secrète. Alors il n’a rien dit. Il les a roulés dans le papier journal qui leur sert de protection contre la poussière. Mais il a lu.
Sa mère, c’est une taiseuse. Elle travaille comme femme de ménage. De son exil, la femme n’en parle pas. Elle a fait ce choix pour que son fils unique puisse aller à l’école et qu’il vive en sécurité. Les risques pris, les épreuves, le coût ou les coups, elle ne les a pas comptés. Elle a failli mourir cent fois. La vie de son enfant a donné à cette femme la force des grands guerriers. Elle n’a pas pleuré lorsque son mari est tombé. Elle a juste poursuivi son chemin jusqu’à un camp de réfugiés. L’attente, les contrôles, les papiers à remplir n’ont fait qu’endurcir sa détermination. Dans de grands sacs plastiques, elle a glissé quelques vêtements chauds donnés par une association, quelques provisions offertes par une autre et en secret, elle a continué de cacher les cahiers contre elle.
Arrivée à destination, elle a inscrit l’enfant à l’école. Tout est différent ici, mais elle ne veut pas accorder le moindre intérêt à ceux qui la regarde d’un œil noir ou qui pire prononcent, sur son passage, des mots qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle comprend instinctivement. L’essentiel, c’est l’éducation de son fils. Son père serait si fier de le voir partir tous les matins avec son cartable rivé sur les épaules. Bien sûr, les grands champs de blé ont été remplacés par les immeubles de banlieue à perte de vue. Évidemment le minuscule appartement du cinquième étage ne remplace pas la ferme des ancêtres. Les hivers sont rigoureux, mais ce n’est pas grave. Depuis que la femme habite ici, elle n’a pas remis les pieds dans une mosquée. Elle prie à sa façon. Le quotidien s’écoule lentement. Elle ne dit pas à l’enfant qu’elle a peur pour lui quand la nuit vient. Elle ne parle pas des démons qui hantent son sommeil si fragile. Les enfants n’ont pas besoins de savoir ses choses-là.
L’enfant a appris à se taire aussi. Il a mal au ventre souvent. Les souvenirs de la maison ensoleillés, les rires d’avant et les fruits trop sucrés se rappellent à lui. Les Autres, à l’école, ils ne les aiment pas. Les plus grands se moquent de ses cheveux, de sa couleur de peau, de son accent. Il n’en a que faire. Il observe. Il reste assis sur le banc de l’école, il a déjà la chance d’être là. C’est beaucoup. Les heures de marche sous un soleil de plomb, les soldats, les armes. Il n’a qu’à fermer les yeux et le bruit des balles raisonne de nuit comme de jour à ses oreilles. Les cris des femmes le hantent à chaque seconde. Alors ? On peut bien le traiter d’étranger, de beur, de black ou pire encore, les moqueries, les insultes, il n’en a rien à faire, il se tait. Dans quelques minutes, la bibliothèque va ouvrir. Il va pouvoir s’offrir une escapade. Lui, ce qu’il préfère, en ce moment, se sont les livres de Tintin et Milou. Il ne comprend pas toujours les mots du Capitaine Addock. Mais, lui, ça le fait rire « Moule à gaufre ! », c’est une insulte ça ? La sonnerie retenti, c’est l’heure tant attendue. Quand il retrouve l’univers feutré de la bibliothèque, c’est la voix de son grand-père qui le guide à travers les livres. Il se souvient les rayons contre les grands murs surchargés de livres. Pendant les fortes chaleurs, son père le prenait pas la main et l’emmenait dans ce lieu sacré. Dans la fraîcheur de la maison des ancêtres. C’est sur les tapis, entre les coussins de velours que l’enfant pouvait s’endormir et rêver.
Jean est installé au centre de la pièce aux murs couverts de livres lorsque les enfants entrent. Coussins et poufs sont installés tout autour du vieil homme aux yeux malicieux : « Aujourd’hui, c’est après-midi conte ! Je suis venu vous raconter l’histoire fabuleuse de Simbad le marin, vous ne connaissez pas Simbad, asseyez-vous les enfants… ». La voix du vieil homme se fait caresse. L’enfant n’entend pas les mots. Il se laisse guider, porter par le son harmonieux. L’histoire du marin le transporte ailleurs. Il se souvient de la douceur des chants de sa grand-mère, de l’odeur sucrée des gâteaux, de la voix du grand-père qui gronde. Il est assis sous le figuier. Son père et sa mère reviennent du marché de la vieille ville. Les paniers remplis de légumes multicolores et des fruits gorgés de soleil. Mais sa mémoire s’embrouille. Il est encore assis sous le figuier, mais le ciel se couvre. Ce n’est pas le tonnerre qui gronde. Les vitres et les portes volent en éclats, il voit, sous ses yeux, défiler des hommes en arme. Il reste assis, impuissant. Il entend les cris des femmes, mais il reste cloué à sa chaise. L’odeur sucrée du figuier à fait place au parfum âcre des fumées incendiaires. Un bruit sourd fait tout éclater. Son père ne bouge plus. Ne bougera plus jamais.
Le vieil homme ne parle plus. L’heure du conte est passée. L’enfant reste figé. Il a honte. Il refuse de se déplacer. Assis sur le coussin de la bibliothèque, il a peur. La même peur que là-bas. L’enfant a honte. Le coussin et son pantalon sont trempés. Jean s’approche. Il tente de prendre la main de l’enfant. Il sursaute et d’un bond retire sa main. De grosses larmes coulent sur ses joues creusées par des nuits sans sommeil. Jean parle. Les larmes se font plus lourdes. Rien ne peut plus les retenir. Les mots viennent les accompagner. Ils glissent entre l’eau salée. Cascades anarchiques, les mots, les larmes, les petites mains qui tentent d’essuyer tout ce flot, tout se mélange. Jean reste assis et écoute. Plus tard quand sa mère vient chercher son fils, les larmes et le pantalon sont secs ; Jean tient le petit par la main. Il explique de sa voix douce. La femme regarde autour d’elle, cherche du regard une issue de secours. D’un geste brusque, elle tire l’enfant par le bras et disparaît dans la nuit. Démuni, seul dans la cour de récréation, Jean attend de longues minutes avant de retourner à son quotidien. Après plusieurs jours d’absence de l’enfant à la bibliothèque, le vieil homme ose. Il va sonner à la porte de la femme qui ne parle pas. C’est l’enfant qui demande d’une voix timide : « Qui c’est ? ». Jean explique. La voix se fait douce et convaincante. La porte s’entrouvre. La femme veut qu’ils restent dans la cuisine. Jean prend place à la table. C’est l’heure du repas du soir. Le silence s’installe respectueux des vieilles histoires qui ne peuvent pas être racontées. La femme sort une assiette de plus. Avant de partir, sans rien demander, le vieil homme conte l’histoire fabuleuse de cette femme inuit qui marchait seule dans la toundra. Ni la femme ni l’enfant ne prennent la parole. Jean se lève et se dirige vers la porte. La femme dit : « merci à plus tard ».
Jean reviendra souvent pour conter toutes les histoires d’ici et d’ailleurs. Un soir, au moment de partir, l’enfant dit : « Et si tu lisais les poèmes de mon papa ? ». Les mains tremblantes, l’enfant lui tend un cahier. Le vieil homme assis. Il hésite. Les yeux mouillants, il caresse du regard, l’objet dont il se demandait s’ils existaient vraiment, les mains ridées par le temps s’avancent vers le cahier que tend l’enfant. Elles dessinent un geste circulaire juste au-dessus de la couverture. Jean ose à peine le toucher. Délicatement, entre l’index et le pouce, le vieil homme ouvre le manuscrit sous les yeux incrédules de la mère et du fils. L’encre noire s’est incrustée dans le papier jauni ; le haut et le bas des pages sont un peu cornés, mais les mots sont bien visibles ; l’écriture est belle, presque sans rature. La femme se lève. Elle piétine sur place. Elle ne veut pas. Elle ne veut pas se souvenir. L’enfant reste figé. Le silence a envahi tout l’espace. Jean parle et sa voix rassure. La femme se rassoit, encercle de ses bras son fils. Tous deux assis à même sol, écoutent. La voix ramène la femme fatiguée à son histoire de jeune fille amoureuse d’un poète un peu fou. Fou d’amour pour elle. Elle revoit le jardin, le figuier, le mariage sous le doux soleil d’un été d’exception. Elle sent la chaleur de la main de son mari contre son ventre qui s’arrondit jusqu’au printemps. L’amour leur a fait oublier, trop longtemps, les grondements d’un monde en changement. Jean lit tous les poèmes du cahier et c’est lui qui pleure à présent. La beauté des vers, l’élégance de l’écriture ont ému le vieil homme.
La femme sourit tend ses mains vers le visage du vieil homme, essuie les larmes, et dit : « Merci ».
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